C’est sans doute l’évènement de l’année horlogère : le lancement de la marque de montre éponyme «Jean-Claude Biver». Tout commence… après une très belle carrière pour cette personnalité de l’horlogerie, surnommé le pape ou le sauveur de l’horlogerie mécanique.

C’est un patron suisse qui a marqué son époque : Jean-Claude Biver annonce son retour dans le monde de l’horlogerie. Après sa longue carrière chez LVMH, Tag Heuer, Hublot, Omega ou encore Zenith, il a décidé de lancer sa propre marque de montres, “JC Biver”. Dans sa ferme au pied du Jura et proche du Leman, et à la tête d’une nouvelle équipe, il entend ainsi transmettre son expérience via la pratique.

Il transmet aussi à la génération suivante en s’associant avec son fils Pierre. Parce que cette nouvelle marque est l’alliance de l’expérience et de la jeunesse. C’est ce qui saute aux yeux dans ce projet. Le bouillonnant entrepreneur de 73 ans se réjouit de créer – avec Pierre, âgé de 23 ans – une marque affranchie « des contraintes opérationnelles, organisationnelles, financières et budgétaires, inhérentes aux grandes structures (qu’il a) bien connues ». La passion horlogère chevillée au corps pour les deux hommes, il s’agit de faire renaître la « qualité suprême qui a souvent été écartée par l’industrialisation pour gagner du temps ». A la faveur d’un carnet d’adresse constitués au cours d’un demi-siècle de carrière, il s’entoure des horlogers les plus qualifiés dans chaque domaine : « Nous allons devenir le maître d’œuvre d’un collectif de compétences, composé d’artisans de génie » précise Jean Claude Biver en introduction.

Rencontre avec Jean Claude Biver dans la ferme & manufacture, à quelques encablures du Léman, au pied du Jura, berceau de l’horlogerie mécanique. Entretiens avec Jean Claude et croisé avec son fils Pierre.

Pourquoi cette marque, et quel est le fait générateur de son lancement, Jean Claude ?

Cette marque parle d’art horloger ! Parce que l’horlogerie est un véritable art (Jean-Claude détache bien chaque mot) ! C’est la quintessence de ma carrière et j’ai embarqué mon fils qui est plus encore passionné que moi ! Le fait générateur est simple : j’ai été choqué par la vente de Blancpain – choc psychique pour moi – que je n’avais pas digéré, vendu la marque au Swatch Group [ndlr : Blancpain fut rachetée par Jean-Claude Biver avec Jacques Piguet en 1983 qui en feront une marque de luxe, et revendu à Swatch Group en 1992]. J’avais le sentiment d’avoir vendu mes équipes et mes collaborateurs et je m’en suis voulu longtemps ! Ma guérison a commencé par la naissance de mon dernier fils Pierre, mais je suis resté coupable de la vente. Cette marque est donc une autothérapie (rires) : je redeviens entrepreneur, ce que j’ai toujours été, et puis je me répare et me pardonne. Et je le fais avec Pierre par la transmission. J’étais entrepreneur avec Blancpain, et puis ma carrière m’a amené à développer les plus belles marques horlogères, ce qui a été un privilège ! L’aiguille s’approche de midi dans ma vie et mon horloge personnelle s’est réveillée avec ce projet ! C’est génial. Pour l’anecdote, j’ai repris le logo de mon grand-père commerçant au Luxembourg : c’était tout simplement évident pour moi.

Il est très rare de lancer une marque et encore plus au moment de prendre sa retraite ! Quelle est votre idée avec votre marque et votre stratégie ?

L’envie toujours de créer, la foi dans une haute horlogerie élevée au rang d’art. C’est tout simple : nous avons une passion du design à partager, de petites séries de production de garde-temps qui s’adressent à des passionnés. La production initiale devrait se limiter à quelques vingtaines de montres, la première année. Nous avons dessiné 3 modèles, pièce par pièce. Nous sommes une équipe de 12 personnes avec des horlogers, installée dans une belle ferme ancienne vaudoise– ultra moderne pour accueillir un atelier horloger – au pied du Jura et dans la tradition paysanne aussi de faire du fromage. On fait des montres et du fromage (rires aux éclats), comme autrefois. Aucune publicité, peu de digital mais beaucoup de liens humains. Nos clients seront les véritables ambassadeurs de la marque de nos montres dans une fourchette entre 70 000 à 1 million de francs. On parle de garde-temps d’exception et de qualité exceptionnelle, de véritables œuvres d’art.

Carillon Tourbillon JCBiver<br />

(Source image: JCBiver)

Qui fait quoi dans le tandem Pierre – Jean-Claude ? Comment vous définissez vous chacun l’un et l’autre ?

Mon parcours a fait de moi un créateur et commercial, et d’être aussi devenu une marque ! Pierre a appris l’horlogerie par l’héritage horloger chez Philips. Maintenant, je mets mon fils en avant. Et il le fait instinctivement par mimétisme, de façon quasi animale. Nous co-créons et nous co-dirigeons [Jean-Claude sur Pierre] : Pierre est extrêmement passionné, à tel point que les émotions sont fortes chez lui ! Il est aussi totalement authentique. Enfin il est en avance sur son âge : ça lui donne une vibration incroyable. Il a appris dans mes pas, par mimétisme, et l’élève ou l’enfant dépasse déjà le maître (ou le père) et c’est tant mieux ! [Pierre sur Jean Claude] : Jean-Claude me permet de gagner des années d’expérience par son passé extraordinaire. Il se définit comme un guérillero dans l’âme, et surprend encore et toujours son entourage, sachant saisir les opportunités, et capter les énergies de gens… Et puis nous continuons d’apprendre toujours ensemble avec cette recherche perpétuelle de faire la meilleure montre, le plus beau mouvement, le bracelet le plus design en lien avec la montre et son porté. La passion horlogère est notre driver commun.

Quelle est votre définition du luxe horloger selon vous ?

Le vrai luxe concerne toujours des objets qui ont un héritage, un savoir-faire, une tradition et de la substance. Le luxe suprême, c’est celui qui s’approche de l’éternité ! Comment ? Par la perfection de l’objet ! Et l’éternité ne peut venir vers nous que par la perfection totale… la perfection de l’objet qui garde le temps. Pour entrer dans l’éternité absolue, un objet doit avoir reçu la qualité irréprochable et maîtriser son art et ce qui ne se voit pas ! C’est l’invisible visible que j’ai tant de fois de développer pour Hublot, Omega, Tag Heuer. Le temps est invisible et la montre est faite de micro-détails invisibles pour son propriétaire. Pour comprendre l’art horloger et la passion des hommes et des femmes qui fabriquent les montres, pour comprendre la magie de la main et des doigts alliés à l’intelligence, il faut, c’est vrai, une certaine sensibilité et culture. Il y a de la spiritualité dans l’art horloger. C’est un élément clé de ma philosophie personnelle et de mon amour pour l’horlogerie. C’est aujourd’hui dans ma marque, dans mes montres.

Votre définition du luxe de l’horlogerie touche presque à la religion, Jean-Claude ?

Oui. C’est le spirituel horloger qui m’intéresse : c’est la qualité extrême qui permettra d’aller aux portes d’entrée de l’éternité. Et ceux qui me suivent ont la même sensibilité du temps, de la qualité ! Les gens qui travaillent avec moi sont de véritables missionnaires. Je communique une véritable foi en l’art horloger, la qualité suprême. Je prône cet art horlogerie : le premier exercice est de se pénétrer du temps pour le comprendre et l’apprivoiser. En 1973, j’ai été assis un an à côté d’un horloger pour comprendre la mécanique du temps. C’est un parcours initiatique qui manque aujourd’hui à beaucoup de gens. Ensuite le privilège, c’est de travailler avec le temps et avec les hommes.

Quel est le message de votre marque au fond ?

Je transmets l’art horloger dans mes garde-temps ! Je partage ma passion. Nous fabriquons des montres avec notre cœur. Ceux qui travaillent avec moi sont de ma famille horlogère, mes missionnaires de marques. J’incarne la marque moi-même, et une philosophie, des valeurs de partage, de respect et d’amour du produit. Nous avons une éthique et cet amour horloger à offrir. Ce qui compte c’est cet amour horloger à faire connaître, à transmettre aussi. Chacun doit transmettre dans sa vie et je transmets l’amour horloger, des idées, mon expérience à mon fils, une morale et une éthique business. Quand on reçoit beaucoup comme moi, on doit transmettre aussi beaucoup !

Quelles sont vos forces dans ce métier ?

Le temps et les liens. Le temps que j’ai appris, et le lien avec les gens que j’ai développé ! Le temps, je l’ai eu en passant une année assise à côté d’un artiste horloger chez AP à le regarder monter des gardes de temps. J’ai mesuré le temps et je me suis pénétré du temps et de cet art. Et puis le lien aux hommes ! C’est fondamental pour les hommes (grand éclat de rire). J’ai n’ai cessé d’évangéliser cette industrie dans le monde, les montres mécaniques et les marques suisses, parler d’innovation et… la façon de disrupter notre industrie aussi … et bien souvent par la rencontre avec les autres, les gens !

Quel est votre mode de communication avec votre marque ?

Je fais du Biver (grand éclat de rire) ! Pas de Powerpoint, mais des messages clairs et simples : la simplicité et l’authenticité. Être authentique permet de convaincre plus facilement. Je ne cherche pas à montrer mon intelligence mais mon humanisme et ma simplicité ! Je suis pragmatique, aussi je parle de manière simple, concrète avec des exemples et des images, comme des tableaux.

Carillon Tourbillon JCBiver<br />

(Source image: JCBiver)

Vous êtes un homme de conviction ; quel est votre mantra business ?

Un mantra en 3 verbes : partager, pardonner et respecter (Jean-Claude rythme les 3 verbes en tapant la table de la main). Ce sont 3 commandements personnels de vie et de business. Le plus difficile c’est le pardon en business : je ne pardonne que deux fois sinon c’est au revoir. J’applique aussi la bienfaisance en entreprise : bien-beau-bon faire, bien exécuter. C’est difficile à appliquer et à concrétiser. J’utilise souvent l’art pour expliquer les choses. Chez Blancpain, j’avais invité 130 personnes à Naples pour faire un break. J’ai emmené toute l’équipe au musée archéologique local pour montrer les plus petites mosaïques du monde et pour les remercier de leur travail ! Je leur ai montré du doigt – accompagné par des chercheurs suisses dans ce voyage – que la beauté et la finesse des plus petits détails de près forment aussi un très grand et beau tableau de loin ! La mosaïque comme une montre ! (Rires). Je suis dans le respect et le partage, avec cette éthique de donner et transmettre dans mon management

Comment est organisé votre rythme de travail, cette organisation a-t-elle été modifiée par la Covid, est-elle aidée par certaines technologies ?

On m’appelle 5-22 ! Car je me lève à 5h … et finis à 22h. J’ai personnellement une capacité de travail colossal. C’est simple, il faut travailler quand les autres sont absents et être disponible en leur présence. Je traite tous mes emails et administratif entre 4h et 7h du matin. Je suis ensuite disponible pour mes clients, mes Guest et ma communication. Concernant le COVID, elle a changé les valeurs des gens au travail. Ils veulent une mission, une ambition, une vision et aussi un peu de flexibilité. Je suis moi-même un guérillero et j’embraque des passionnés.

Vous connaissez le marché mieux que personne. Quel est votre avis sur son évolution ?

Il est promis à un fantastique avenir. L’arrivée des nouvelles générations va être un booster pour cette industrie parce que la GenZ adore l’horlogerie : entre technologie et storytelling. Le sujet tient maintenant beaucoup dans le lien entre les acteurs et les clients. Vaste sujet opérationnel pour toutes les marques.

Qui est le plus proche de vous dans ce métier ?

Julien Tornare, un fidèle de toujours avec la même philosophie que moi pour parler horlogerie. Maintenant c’est Pierre aussi. J’ai noué de formidables amitiés dans cette profession. Nous sommes une sorte de confréries avec certains.

Vos conseils à ceux qui veulent travailler dans l’horlogerie ?

Le premier est de travailler avec passion… ou de changer de job ! Le second est de transmettre et partager votre métier avec amour. Le bonheur – et le bonheur horloger – est là !

Que manque-t-il à l’expérience client en horlogère aujourd’hui selon vous ?

Le plus important, c’est l’humilité ! Il manque de l’humilité, le respect du client ! Il ne faut surtout pas se croire comme plus important que le client. Savoir la différence entre vous et le client. L’expérience client commence par le respect de ce dernier. Le client est « le roi » selon l’expression consacrée ! Il décide de tout et vous êtes le serviteur du roi. Et « la reine », c’est le produit ! Alors comme serviteur, il faut mettre en valeur sa reine. L’expérience client, c’est le serviteur qui fait rencontrer la reine à son roi. Et croyez-moi, ça demande de l’éducation, de l’humilité, un fort degré de respect. C’est par l’expérience éducative et de l’éthique de la vente que l’alchimie opère. Le vendeur est aussi le vrai CEO de terrain : le chief emotional officer !

L’expérience client par l’émotion ? Vous êtes un collectionneur, un bon vivant ?

L’émotion, c’est le pouvoir des vivants, de la vie ! Et je collectionne les montres, le vin, …mais aussi cultive les rencontres. Je collectionne les montres avec le cœur. J’ai commencé chez AP et maintenant c’est moi qui les collectionne (rire). Mais je suis un collectionneur vivant : je porte mes montres, je bois mon vin avec mes amis. Je suis un jouisseur qui achète par passion. Une collection représente votre passion ! Quand vous êtes gosse, vous collectionnez des petites voitures, des images ou des poupées. J’aime les grands enfants collectionneurs et les gens pas trop raisonnables car c’est leur cœur qui parle. Mes enfants vont hériter, respecter, prolonger ces collections et pour Pierre, ce sera de faire vivre cette marque. Les seules traces que nous laissons sont professionnelles, de collections et d’amour !

Quelle est votre montre préférée en dehors de votre production ?

J’ai une somptueuse montre émaillée de Patek Philippe qui est pour moi la marque de référence. Elle est extra-plate, en or et la qualité des émaux est exceptionnelle. Une des faces représente la baie de Genève ! Non seulement la ville est dans l’objet mais cet objet symbolise la ville.

Vous voyez des signaux faibles dans l’industrie horlogère ?

Le seul signal faible, c’est l’attitude des hommes ! Rester vigilant. Prenez exemple sur la théorie du Kaizen qui vient du Japon de l’après-guerre : le mot Kaizen est la fusion de “Kai”, qui signifie “changement”, et “Zen” qui signifie “bon” ou “pour mieux”. On le traduit généralement en français par l’amélioration continue, ou la théorie des petits pas permanents. Le Kaizen tend à inciter chaque travailleur à réfléchir sur son lieu de travail et à proposer des améliorations. Le Kaizen est un concept clé du Lean, cette idée de gestion de la production qui se concentre sur la « gestion sans gaspillage », ou « gestion allégée » ou encore gestion « au plus juste »… Ce sont les bases fondamentales du redressement du Japon après Hiroshima. Bref une source d’inspiration pour le monde de demain et dans l’horlogerie. Vous devez aller plus loin qu’hier ! J’adore ce concept qui a permis au Japon de rebondir en restant fidèle à lui-même : je suis fasciné par ce pays qui est le plus inspirant pour moi.

Ça ressemble aussi beaucoup à l’hymne Suisse, avec l’idée que le jour d’après est un plus beau jour que le précédent ?

Les Suisses sont travailleurs, appliqués et précis. Ils sont aussi fidèles. A ce titre, je me sens tout à fait Suisse. Ils sont aussi très modernes et innovants avec cette recherche simple d’excellence humble : un exemple de créativité et de modernité dans un autre registre que la montre : Nespresso ! La filiale de Nestlé a réussi à damer le pion à tous ceux qui se réclamaient de culture café pour imposer une culture internationale, simple moderne et qui crée un geste, une culture en soi. So Suisse, j’adore !

Partager est essentiel pour vous, l’un de vos 3 commandements de vie. D’où ma question : quelles actions de mécénat menez-vous à titre personnel ?

Exact, le partage l’est. Je soutiens à titre personnel parmi d’autres, l’association Action Innocence dirigée par Nathalie Wertheimer qui lutte contre la pédophilie sur internet. Pour mes conférences, je n’encaisse jamais un centime, et tout part pour les associations. Transmettre, c’est faire grandir les enfants qui sont l’avenir de l’humanité.

On trouve chez vous cette idée que les éléments défavorables ou négatifs vous permettent de rebondir et de vous transformer !

Exact. L’erreur pour moi est productive, bienfaisante. Elle est négative seulement si elle est répétée ! Mais si on tire les leçons, eh bien on progresse ! C’est le progrès qui m’intéresse. Fabriquer une montre est une succession de victoires techniques, de solutions trouvées.

Dernière question horlogère : quel lien faites-vous entre une industrie ancestrale et mécanique traversée par le numérique, le digital, la data et les algorithmes !

Sacrée question et mes convictions sont que je travaille avec un trio intelligence – cœur et main et que cela ne sera jamais disrupter ! Et si vous revenez à mes 3 mantras : partager, respecter et aimer ou pardonner, vous comprendrez que la technologie n’a qu’une aide efficace à l’intelligence de l’homme par son cœur, sa main, ses idées !

« Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté » disait Baudelaire ! Que vous inspire cette phrase ?

Eh bien oui ! C’est aussi ce que disait Picasso ! À mon âge je l’ai compris, alors autant vous le dire ! Il faut garder toujours le cœur et la créativité de l’enfant que nous sommes. Cette phrase est très juste : la créativité, c’est la vie ! Les os vieillissent mais pas le cœur. Gardons notre créativité d’enfant !

Votre adresse secrète ?

Mon adresse secrète …. Mais c’est la nature ! Je me ressource dans la nature. Et j’ai même une deuxième adresse secrète : les animaux. Ce sont mes amis. Ce matin au bureau, c’est un oiseau qui est venu me dire bonjour.

Interview de Jean Claude Biver – CEO de JCBIVER watches par Alexis de Prevoisin, expert retail et auteur de Retail Emotions, retail in motion

A lire Jean-Claude Biver – L’homme qui a sauvé la montre mécanique – Eyrolles